• Le sommeil, le rêve, les effets de l’insomnie.

    Michaëlla avait choisi comme sujet de recherche le sommeil :
    Pourquoi est-ce que certains s’endorment de suite, et pourquoi certains sont-ils insomniaques ?

    Pourquoi les rythmes du sommeil qui sont-ils si importants pour la santé, si indispensables dans le processus de l’apprentissage, sans être universels ?

    Comment certains en arrivent à dormir toute la journée, et d’autres, à n’avoir besoin que de 5 heures de sommeil pour vivre ?
    Et surtout surtout, pourquoi d’autres ont besoin de leurs 8 heures de sommeil, mais n’arrivent pas à s’endormir, et tombent dans la spirale de l’insomnie comme tous ses patients ?

    Déjà, quand elle était petite, sa grand-mère lui avait raconté qu’il fallait boire une tisane de camomille le soir pour bien s’endormir.

    Malheureusement, les patients de Michaëlla qui venaient la consulter avaient tout essayé… et la tisane de mamie n’avait aucun effet sur eux, ou peut-être le seul effet était-il de les forcer nuitalement à se lever rapidement pour éliminer les derniers liquides absorbés.

    Le Graal de Michaëlla, le but de ses recherches, était donc de trouver la bonne pratique, le bon produit non addictif et si possible comportant le moins d’effets secondaires, qui aiderait ses patients à dormir, à se reposer et à reprendre une vie normale.

    Chaque jour, alors que ses collègues lisaient les comptes-rendus de brevets déposés, les articles divers et ne se concentraient que sur les recherches pharmaceutiques diverses, les études sur les effets de telle ou telle nouvelle molécule, Michaëlla ne lisait que des romans.

    Au début, cela intrigua ses collègues, cela les amusa. Mais après quelques années, en fait, cela les exaspérait. Ils ne comprenaient pas comment Michaëlla avait pu publier tant d’articles scientifiques, découvert deux molécules prometteuses, uniquement en trouvant ses idées dans les romans ! Jalousie ? Non. Juste incompréhension devant une fille qui ne faisait rien comme les autres.

    Les romans, Michaëlla s’en délectait.

    Pas les romans à l’eau de rose, mais les romans d’aventures, et même les romans de science-fiction. Elle y trouvait le cadre nécessaire à ce que les idées se mettent en place, à ce que les fils se croisent, à ce que ses neurones trouvent une nouvelle direction de recherche.

    Bien entendu, elle était au fait de toutes les dernières recherches et publications, mais elle n’en lisait que rarement le détail. Elle trouvait qu’alors, cela aurait rétréci son champ de pensées. Son cerveau n’aurait travaillé qu’à la recherche dirigée, polluée par les autres recherches en cours. Elle avait la conviction que, si on n’avait pas encore trouvé la solution, c’était surtout parce qu’on ne cherchait pas dans la bonne direction.

    On pensait « molécule », on pensait « habitudes de vie ». Elle pensait que le Graal serait ailleurs. Dans une nouvelle façon de penser l’insomnie.

    Elle savait que personne n’invente rien. Que les écrivains, même de science-fiction, n’inventent rien, mais mettent en rapport, prolongent le raisonnement, poursuivent à vitesse grand V les pistes du présent. 

    Depuis sa plus tendre enfance, tout n’avait été dirigé que par les livres et la lecture. Lire Yankelevitch puis Barjavel ou Ionesco, Hesse et Freud lui avaient ouvert des portes. Mêler les romans d’aventure, de découvertes, de conquêtes, des romans sur la vie de tel ou tel peuple, sur les découvertes d’Oliver Sachs, tout en feuilletant Einstein, lui avait permis de comprendre, de mettre en relation des univers que personne n’associait, mais qui ensemble, faisaient sens.

    Et puis le ciel, les étoiles. On les trouve éloignées, mais si on plongeait au coeur de notre corps, au fin fond de nos cellules, plus profondément encore au centre des atomes qui nous composent… n’admirerions-nous pas un ciel fait de neutrons, de protons, de photons, de particules de toutes sortes ?

    Mettre en relation les sciences sociales, les découvertes sur l’apoptose, la mort cellulaire programmée de Jean-Claude Ameisen mêlé aux écrits de Frank Herbert ou de Philip K Dick, lui avait permis de publier son premier article.

    Donc, cette nuit du vendredi 20 mars, Michaëlla lisait tout en observant le moniteur relié à Andrew son patient, qu’elle surveillerait toute la nuit, pour essayer de comprendre pourquoi ce très jeune homme de 10 ans ne plongeait jamais dans le sommeil profond réparateur.

    Toute à sa lecture du dernier tome de « Sur les épaules de Darwin » de Jean-Claude Ameisen justement, lisant un passage sur les abeilles, Michaëlla releva une énième fois la tête vers le moniteur qui ne montrait que les mêmes courbes depuis deux heures.

    Le bip des appareils, le ronronnement des tubes cathodiques, les vibrations de certains outils proches de la sortie de la climatisation la berçaient.

    Les graphiques. Toujours ces graphiques.

    Et Andrew n’arrêtant pas de se tourner et retourner dans son pseudo sommeil.

    Pourquoi ?

    Les abeilles de Jean-Claude et leur incroyable intelligence collective et individuelle, leur capacité à apprendre, à comprendre et à hiberner en partie.

    Elle avait aussi lu le merveilleux livre de Didier van Cauwelaert sur les abeilles et le fait qu’elles comprenaient les pensées humaines parfois et sentaient la bienveillance ou pas des hommes.

    Et pourquoi pas ?

    Pourquoi est-ce qu’une ruche, donc, des milliers d’abeilles ne pourraient-elles pas apaiser et aider Andrew ?

    Le petit garçon était sage et ses yeux pétillaient. Tout portait à croire que ce manque de sommeil, quelques années plus tard, allait anéantir toutes les capacités qu’il avait en lui aujourd’hui. Il fallait agir pour lui. Essayer au moins !

    L’idée était complètement farfelue et Michaëlla ne savait même pas encore comment elle pourrait la mettre en oeuvre.

    Mais, imaginons qu’elle puisse introduire une ruche dans la chambre d’Andrew.

    Faire une séance de méditation dirigée, ou mieux, une séance d’hypnothérapie afin qu’Andrew se mette à émettre des ondes que les abeilles pourraient capter.

    Émettre des désirs de sommeil et d’aide au sommeil.

    Pourquoi est-ce que les abeilles ne pourraient-elles pas se synchroniser, « comprendre » quelque part, même si ce verbe est inapproprié, et à leur tour, émettre des ondes qui favoriseraient l’endormissement et l’approfondissement du sommeil d’Andrew en retour ?

    Andrew était réceptif, Michaëlla avait déjà réalisé plusieurs séances d’hypnose avec lui au début, pensant que cela allait améliorer son sommeil.

    Cela a bien été le cas, mais pas assez profondément et les effets se sont vite estompés.

    Plus Michaëlla imaginait le protocole, plus cela lui semblait faisable.

    N’y tenant plus, elle se précipita sur son ordinateur afin de trouver les coordonnées du voisin de sa grand-mère qui avait des ruches. C’était un habitant proche de Saint-Août. Il ne comprendrait pas forcément l’intérêt pour la recherche, mais serait sans doute prêt à essayer pour aider Andrew. Elle savait qu’il avait bon coeur. 

    Numéro de téléphone trouvé, mais… 3h34 du matin ! Il va falloir attendre de longues heures avant de pouvoir le joindre !

    Michaëlla profite alors de ce temps pour écrire rapidement le protocole qu’elle souhaite réaliser avec Andrew le plus tôt possible, maintenant qu’elle en a l’idée.

    Peut-être faudra-t-il des ajustements ? Certainement.

    Il faudra plusieurs nuits en compagnie des abeilles pour que celles-ci comprennent.

    Et surtout… comment maintenir une ruche animée en pleine nuit, alors que les abeilles elles, dorment dès que le soleil se couche ?

    Michaëlla soulève les doigts de son clavier. Elle n’avait pas pensé à cela.

    L’idée était séduisante, mais à y réfléchir, comment les abeilles pourraient aider un humain à mieux dormir si elles dorment elles-mêmes ?

    Et puis en fait, l’idée n’était pas si farfelue. Certains handicapés mentaux réagissaient très bien et se calmaient en contact d’animaux, de chevaux, de chiens. Mais comment les abeilles pourraient-elles aider Andrew ?

    Si ! Ça y est ! Elle tient la solution ! Elle est dans cette nouvelle d’Orson Scott Card qui s’appelle « Respiration » ou quelque chose comme ça qu’elle a lu à Noël dernier. Non ! Pas « Respiration », mais « Exercices respiratoires » : L’idée de base était que certaines personnes étaient tellement en empathie que leurs respirations se synchronisaient.

    Certes, le propos d’Orson Scott Card était alors tout autre et la nouvelle partait dans un enchaînement de situations, un peu comme dans le film « Prémonitions » avec Nicolas Cage. Mais là n’était pas la question.

    L’équation Jean-Claude Ameisen + les abeilles + Orson Scott Card = la solution. Enfin, une possible solution.

    9h. Andrew vient juste de se réveiller par lui-même. Il n’a pas eu un seul cycle en sommeil profond. Il est épuisé par sa nuit.

    Michaëlla est trop excitée pour ne pas lui parler tout de suite, ce qui surprend Andrew encore les yeux embrumés.

    Des abeilles arrivent par la route et seront là ce soir.

    Les parents ont donné leur accord pour qu’Andrew reste 2 nuits de plus dans le centre du sommeil.

    Alors ?

    Alors Andrew maugrée… oui… pourquoi pas… mais il a un peu peur d’être piqué par les abeilles tout de même.

    Michaëlla le rassure. Elle a tout prévu :
    La tente moustiquaire,
  • Les lumières imitant la lumière naturelle du soleil,
  • Le mimosa que Michaëlla s’est fait livrer en dévalisant tous les fleuristes alentour,
  • La séance d’hypnose.

Elle rassure même Andrew en lui disant que pour une fois, elle restera à son chevet dans la moustiquaire.

La ruche est enfin installée, Andrew et Michaëlla dans leur tente improvisée. Lumières allumées. Tout est calme, hormis le bourdonnement incessant des abeilles. La séance d’hypnose peut commencer.

Le souffle de Michaëlla se cale sur le rythme d’Andrew.

La voix se fait plus posée, plus profonde.

Michaëlla se synchronise autant qu’elle le peut. Elle a tout expliqué à Andrew avant : Écouter les abeilles, les bourdonnements, et tout comme elle peut respirer au rythme d’Andrew et influer alors son tempo à lui, comme un bébé apeuré se calme en entendant la respiration calme de sa maman et ralenti alors la sienne, Andrew se laisse emporter. 

Ce que Michaëlla souhaite, c’est que les abeilles aussi se laissent emporter, et pour cela, il faut aussi maintenant synchroniser leurs deux souffles au rythme brouillon des bourdonnements, trouver un rythme dans tous ces bourdonnements anarchiques. Trouver la fréquence qui sous-tend toutes les communications entre la ruche et les abeilles. 

Et cela fonctionne.

Dans la salle de contrôle, les assistants de Michaëlla et Jean, l’apiculteur ne parlent plus.

Ils regardent les appareils. Toutes les courbes semblent petit à petit n’en faire qu’une.

La fréquence respiratoire d’Andrew, celle de Michaëlla qui a accepté de faire partie de l’expérience, et le bruit capté de la ruche. 

Puis, les ondes émises par le cerveau d’Andrew se stabilisent. Alors, Michaëlla allonge délicatement le petit garçon, et calmement, sans à-coups, fait signe à son équipe de démarrer la simulation du coucher de soleil. 

Petit à petit, les abeilles retournent dans la ruche.

Le petit garçon et les abeilles sont en parfaite communion.

Michaëlla elle aussi se sent épuisée après cette nuit d’excitante et cette folle journée.

Il est 7 heures 14 quand Andrew se réveille naturellement et en pleine forme pour la première fois. Derrière la vitre, les assistants et Jean n’ont pas beaucoup dormi, tant l’expérience les a captivés. Toutes les courbes, tous les enregistrements prouvent que l’expérience a fonctionné.

Andrew a dormi pour la première fois depuis des mois, peut-être des années. Il a même réalisé 5 cycles complets. 

Les abeilles, et c’est ce qui a le plus fasciné les scientifiques, ont dormi au rythme d’Andrew, ou l’inverse. Du coup, personne ne sait vraiment. 

Les abeilles… le Graal… Michaëlla sourit en imaginant Perceval demander à Arthur dans Kaamelott : « Antisoporifique ? C’est pas faux, Sire ! »

Elisabeth


Références : Sur les épaules de Darwin – Jean-Claude Ameisen  
Les abeilles et la vie – Didier Van Cauwelaert

 

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