« Chaussette » c’est comme ça que, depuis ce jour, tout le monde m’appelle !

Je ne m’en plains pas.
Mais ce n’est pas pour autant que cela me fait rire non plus.
Juste, on peut dire que je m’y suis habitué.
C’est plutôt quand on me demande mon nom, quand les gens me voient hésiter que je ressens la moquerie dans leurs yeux, parfois.
Leurs yeux veulent dire « Il ne connaît même pas son nom ! Il doit réfléchir avant de nous le dire… quelle personne bizarre ! »

C’est dans ces moments-là que je leur en veux un peu d’avoir continué à m’appeler ainsi.
Et puis, ça passe.
Et puis, j’aime bien en fait quand ils m’appellent Chaussette, ça veut dire aussi que je suis maintenant intégré à leur communauté, à leur village.

« Chaussette », c’est mon passeport pour leur bienveillance.

Juste une fois, mais vraiment, j’ai été en colère.
Mais pas contre eux.
Un été.
Les parents éloignés de la voisine étaient venus quelques jours la visiter et un soir, alors que je passais devant chez eux pour retourner à ma maison, la petite fille m’a appelé ! Moi !
Mon pouls s’est accéléré et un bonheur rare m’a envahi !
On m’appelait !
Étonné, je suis revenu sur mes pas, car je venais de dépasser leur maison, et par-dessus la clôture, j’ai demandé à la petite fille ce dont elle avait besoin.
Je me rappellerais toujours son visage décomposé, un brin apeuré, de m’entendre lui adresser la parole.
Elle serra son chat contre elle et rentra en courant chez sa tante.
Puis, de la fenêtre entrouverte, j’entendis celle-ci lui dire « Mais il a juste soif ce minou ! Viens-là ma Chaussette, viens voir ta tata ! » et j’ai compris.
Comment peut-on appeler un chat Chaussette ?
C’est idiot !

Enfin, pas autant que d’appeler un homme ainsi. Mais c’est mon identité, mon « surnom » comme on dit par ici.

Et personne ne me chambre plus avec ça.
Et puis, ils sont si gentils avec moi.
J’ai vu tant de choses qui ne sont pas transmissibles, partageables avec des mots.
En tous les cas, je n’en connais pas assez pour pouvoir les raconter.
Ou alors, ils ne me croiraient pas.
Je suis un peu comme un animal de zoo pour eux, déjà… alors, je ne vais pas en rajouter en leur racontant ce que j’ai vécu.
À quoi bon ? De toute façon, qu’est-ce que cela changerait ?

Est-ce que cela ferait revenir mon village ? Mes parents ? Mes copains ? Bahia ?
Il paraît qu’avec un « ternette », on peut retrouver des gens.
Mais moi, je n’ai pas un ternette.
Je n’en ai jamais vu.
En tous les cas, il n’y en a pas à l’épicerie du village.
Et je n’ai jamais vu quelqu’un en rapporter de la ville.
Je ne sais même pas à quoi ça ressemble.
Peut-être y en a-t-il à vendre dans les petites annonces, mais je ne sais pas lire leur langue de toute façon.

Et puis ce n’est pas grave.

Maman m’a toujours raconté que les gens qui s’aiment vraiment étaient reliés et même éloignés ne se quittaient jamais, même après la vie.
Alors, même si je ne les revois jamais, je sais qu’ils sont avec moi.
D’ailleurs, je leur parle souvent, dans ma langue.
Je leur chante même des chansons parfois, quand j’ai l’impression qu’ils peuvent être tristes et que je leur manque.
Je ne sais pas s’ils m’entendent dans leur tête, mais moi, il m’arrive de les entendre, alors, je suis sûr que maman a raison et qu’eux aussi peuvent entendre mon chant quand je pense à eux.
Ce qui me serre le coeur parfois, c’est de savoir que Bahia est peut-être déjà mère.

Bahia était la seule fille que j’admirais, et je sais que si elle revenait ici, dans le village, et qu’elle plantait ses yeux dans les miens, et bien, je ne pourrais rien faire d’autre que de rire de son air fanfaron, comme je l’ai fait la première fois où je l’ai vue.
Elle était toute petite. Elle devait avoir 3 ou 4 ans. Elle était déjà très fière, et elle savait qu’elle était belle, tellement toutes les femmes en parlaient entre elles.
Elle est arrivée chez maman avec 3 racines de manioc, essoufflée.
Elle avait des taches sur les joues et le front, tellement elle avait dû courir et se frotter le visage sans se rendre compte qu’elle se maquillait alors de terre.
Elle est entrée en courant.
A stoppé net devant maman.
A tendu ses petites mains pleines et a dit « C’est pour toi, maman a dit que tu savais. Allez ! Prends-le ! Il faut que je revienne tout de suite elle a dit ! »
Devant son air décidé, sa beauté, ses sourcils froncés, maman a souri et s’est reprise de suite, et a dit très sérieusement « Merci, Bahia » en prenant les quelques racines.
Maman n’a même pas eu le temps de finir ce qu’elle s’apprêtait à transmettre comme message à la mère de Bahia que celle-ci était déjà partie !

Je pense que c’est mon premier souvenir de maman riant à gorge pleine.
Et la voyant ainsi, j’ai longtemps imité la scène qui nous faisait sourire à chaque fois.

Puis, Bahia a grandi sans se départir de son air assuré et de sa beauté.
J’avais 9 ans quand je suis tombé amoureux d’elle.
Je me rappelle très bien.
C’était la première fois que je me sentais si mal à l’aise devant elle.
Je n’avais pas compris ce qui m’arrivait, quand maman, de sa voix chaude, m’a dit le soir, en me couchant « Je pense que notre petit homme est tombé amoureux… » et c’est comme ça que j’ai appris que j’étais amoureux, et ce que c’était. 

En fait, quand tu es amoureux, tu es timide et tu bafouilles et tu perds tous tes moyens.
C’est ce dont je me souviens.
Et surtout, tu essaies aussi par tous les moyens de voir celle que tu aimes.
De la croiser.
De lui parler.
Mais sans vraiment parler.
Juste de lui dire des trucs, même s’ils sont bêtes.
Mais c’est comme ça d’être amoureux.
Et puis ils sont venus.
Et j’ai dû partir.
Maman m’a forcé à courir et à courir et à ne pas m’arrêter tant que je n’étais pas arrivé dans un village qui ne me comprendrait pas.

Alors j’ai couru.

Bien sûr, je me suis arrêté aussi, car j’avais trop mal aux jambes.
Et puis aussi, parfois, mon ventre me faisait trop mal pour que je puisse courir.
Alors, j’ai commencé à voler des fruits, ou des légumes sur mon chemin.
Mais juste parce que j’avais trop faim.
Et parfois certains me laissaient les prendre, leurs fruits, sans dire un mot, et me faisaient un signe de la main, comme si ils me comprenaient.
Et parfois, des villageois me coursaient, mais j’ai toujours couru plus vite.
Et puis, comme je comprenais leurs injures, je savais qu’il fallait que je continue à courir, comme maman me l’avait dit.
Je ne sais même pas combien de temps j’ai couru.
Peut-être des semaines, je ne sais pas.

Personne ne courrait avec moi, et souvent je me suis demandé pourquoi les autres du village ne courraient pas aussi avec moi ?
Et pourquoi maman ne courrait-elle pas non plus ?
Ou alors, ils courraient peut-être, mais dans une autre direction ?
Ou alors, ils étaient partis plus tôt, ou le lendemain et n’arrivaient pas à me rattraper, je ne sais pas.

Et puis un jour, je me suis retrouvé devant un grillage. Il y avait des panneaux avec des choses dessinées. Je ne sais pas du tout ce que c’était. Des trucs barrés. Certainement pour dire ce qu’on n’avait pas le droit de faire. Mais comme je ne suis pas allé à l’école, je ne sais même pas ce que cela voulait dire.
J’ai donc couru à côté du grillage pour en voir la fin. On aurait dit qu’il était infini, comme le ciel la nuit. Et puis un jour, à force de courir, j’ai vu un trou qui permettait de passer de l’autre côté du grillage.

J’ai longtemps hésité, car j’avais peur de rester coincé dedans, où qu’il y ait un chacal à l’intérieur ou une autre bête qui pourrait me griffer, me mordre ou me pincer… mais j’avais beaucoup couru, et je voulais passer de l’autre côté pour continuer ma route vers là où le soleil passe juste après midi.
Alors, je me suis faufilé et je suis arrivé de l’autre côté. Et j’ai repris ma course.
Et puis, je suis arrivé à un ruisseau, mais un grand, immense, bien plus grand que dans mon village. Il aurait pu arroser toutes les terres de tous les villages de mon pays.
Je ne pouvais pas le traverser, il était trop gros et j’ai eu très très peur.

En me retournant, je crus voir Bahia, mais non, c’était juste une petite fille qui me regardait.
Elle m’a souri et m’a parlé. Je n’ai rien compris. Je lui ai souri. J’étais arrivé. Comme maman me l’avait demandé, j’étais arrivé là où je ne comprenais pas les mots.
La petite fille m’a souri, mais n’a pas pris ma main. Elle m’a fait signe de la suivre.
Ensuite, elle est entrée dans une sorte de château. Je n’avais jamais vu de chose comme ça. Elle vivait dans un endroit où les murs sont plus durs que les pierres, où les pluies ne mouillent pas, et où il y a une porte pour fermer le château.

Ses parents m’ont parlé. Je n’ai rien compris. Puis, le père est allé chercher quelqu’un qui parlait ma langue. Alors, j’ai tout raconté, et ils m’ont dit que je pouvais rester chez eux pour quelques jours.
Ils m’ont donné à manger, à boire. J’ai beaucoup dormi. Ils m’ont donné des habits avec des tissus que je n’avais jamais touchés, et des chaussettes.

La petite n’a jamais autant ri que lorsqu’elle a voulu m’apprendre à les mettre. Impossible d’enfiler ces trucs ! En plus, ça ne sert à rien. Les orteils sont coincés dans ces choses, on ne sent plus le sol et on ne peut pas courir avec sans tomber. Et en plus, c’est toujours sale, alors que les pieds, on peut les laver facilement.
Et en plus, ça fait tellement mal aux pieds ces trucs !
Eux, ils mettent des trucs en plus des chaussettes, enfin eux, vous.
Vous mettez des trucs, des chaussures.
Comment pouvez-vous supporter ça ? En plus, ça coûte super cher. 

De ce jour, ils m’ont appelé « Chaussette ». Et moi, ils m’ont laissé rester chez eux. Je les aide pour faire les travaux des champs, et même parfois, la petite a essayé de m’apprendre à lire. Mais je ne sais pas.
Et de toute façon, je n’en ai pas besoin. À quoi ça sert ? Je n’arrive pas non plus à comprendre ça. Je vis très bien ! Je gagne de l’argent, et je pourrais même m’acheter plusieurs chaussettes si je voulais, même si ça coûte très cher ! Je ne dépense pas mon argent, ou très peu, car je le mets de côté pour maman. Et puis, ici, tout le monde est gentil et me nourrit. Donc, je n’ai rien à acheter.

Alors, voilà, vous comprenez pourquoi ils m’appellent Chaussette ?
Mais vous, vous vous appelez comment ?
Et pourquoi portez-vous un casque bleu sur la tête ?
Et pourquoi vous voulez me poser des tas de questions sur mon village ?

… J’étais petit vous savez… Je ne me rappelle pas de tout. Vous devriez demander à maman, elle, elle saurait. Mais je ne sais pas où elle est.

Mon nom ?
« Petit ruisseau », comme le nom de mon village. 
       

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  • Voix suave des sociétaires de la comédie française, des respirations qui précèdent la phrase à suspense, la douceur des vocables, la recherche du juste vécu . Histoires pleines de sensibilité, la science nous capte, la naïveté des interlocuteurs rappelle les mots imagés des enfants. On ne quitte pas l’écoute avant que la dernière expiration ait été envolée dans l’infini…

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